La scène se passe à Paris en 2027, où une discussion s'ouvre entre un grand-père, Auguste, 90 ans et toute sa tête, et son petit-fils Antoine, qui en a 40. Auguste a vécu en province, il a fait toute sa carrière en entreprise, il dispose, du fait de son métier, d’une grande expérience internationale. Antoine, son petit-fils, lui, a vécu à Paris, a fait l’ENA et travaillé dans l’administration, puis dans les cabinets ministériels. Il est entré en politique et vient d'être élu président de la République. Il a l’habitude de demander conseil à Auguste, avec lequel il a un lien très fort. Dans ce 18e chapitre, nous les écoutons échanger sur le cours d'économie idéal.
Antoine
Grand-père, je suis frappé par l’agressivité de beaucoup de gens vis-à-vis des entreprises, surtout des grandes. Tu rappelles tout le temps la mauvaise connaissance que les Français ont de l’économie.
Auguste
Mon avis est qu’ils sont mal informés mais surtout mal formés.
Antoine
Peux-tu préciser ?
Auguste
D’abord, la pédagogie de l’économie à l’école est à revoir complètement. Ensuite, les médias, dans leur majorité, tendent à privilégier la communication sur ce qui ne fonctionne pas. On va parler de licenciements et rarement évoquer les succès d’entreprises françaises. Résultat : on projette une image déformée de l’entreprise.
Antoine
À l’école ?
Auguste
Oui, il faut remettre en question l’enseignement fondé sur la macro et la microéconomie et faire entrer les jeunes dans l’économie par la comptabilité et la compréhension du fonctionnement de l’entreprise. Une idée simple est de les familiariser avec la comptabilité, prodigieuse invention de l’esprit humain.
Antoine
Qui l’a inventée ?
Auguste
Ce sont les Italiens au XVIe siècle, à Gênes et à Venise.
Antoine
Pour moi, c’était abstrait. Comment ferais-tu ?
Auguste
J’ai expliqué le principe du compte d’exploitation à des élèves de CM2 en les mettant à la place d’un propriétaire d’un magasin de chaussures qui doit décider quel prix il fixe, combien de chaussures il achète face à ses concurrents. Ils comprenaient très bien.
Antoine
C’est le compte d’exploitation, et le bilan ?
Auguste
La clé est d’expliquer l’allocation du résultat quand il peut être soit distribué, soit investi en faisant croître la taille du bilan.
Antoine
Ils comprenaient donc le principe du bilan ?
Auguste
Évidemment ! En prenant l’analogie du foyer, ils comprennent que le revenu correspond au salaire et que quand on dépense moins que le revenu, on peut acheter une voiture ou agrandir la maison.
Antoine
Que se passe-t-il quand il y a une perte ?
Auguste
Les parents, comme l’entreprise, doivent s’endetter, baisser les dépenses, éventuellement vendre un bien pour trouver des liquidités et rembourser la dette. Je peux te dire que les enfants comprennent tout cela très bien.
Antoine
La macro ?
Auguste
La macro ? C’est une science nouvelle, à mon avis pas assez éprouvée pour être enseignée au grand public. On ne devrait d’ailleurs pas l’appeler science parce qu’on n’a pas les preuves de l’efficacité des concepts enseignés. Les économistes se disputent entre eux sur la macro ; elle peut évidemment faire l’objet de cours au niveau de l’université, mais pas en secondaire.
Antoine
Qu’est-ce qui ne fonctionne pas ?
Auguste
Le multiplicateur de Keynes, dont on nous rabat les oreilles, prévoit que la dépense publique booste l’économie. Or, les pays développés qui, sur 50 ans, ont eu la plus forte croissance sont les pays qui ont les dépenses publiques les plus légères et où le social reste géré par des assurances privées.
Antoine
Tu parles de la Suisse ?
Auguste
Oui, pas uniquement elle. J’en parle parce qu’elle a des frontières communes avec la France, c’est près de nous et simple à vérifier, on a tous les chiffres facilement. La Suisse avait le même PIB par tête que nous à la mort de Pompidou. Il est deux fois et demi plus élevé aujourd’hui. Les États-Unis, bien que beaucoup plus gros que nous, croissent plus vite que nous, avec une sphère publique, elle aussi, plus légère. Nous sommes le pays développé qui a, depuis 50 ans, la plus petite croissance de PIB par tête alors que, d’après Keynes, on devrait être le pays qui a la plus forte croissance puisque nous avons les « incitations » publiques les plus élevées. Dans tous les livres, on parle de multiplicateurs supérieurs à un ; il est très clairement inférieur pour nous Français ! Je ne comprends pas que l’Éducation nationale continue à l’enseigner.
Antoine
Le multiplicateur supporte la dépense publique, c’est pour cela qu’ils continuent à l’enseigner.
Auguste
Pas très gentil ! Sérieusement, pour moi, qui ne suis pas spécialiste, la vraie raison pour laquelle le multiplicateur ne fonctionne pas, c’est parce que l’économie ne fonctionne plus en circuit fermé comme le suppose le multiplicateur.
Antoine
Donc pour toi, Keynes a été mal interprété ?
Auguste
Absolument ! Le multiplicateur, crois-tu qu’il serve au petit Français qui va travailler dans une entreprise ? D’ailleurs, quand on discute sérieusement avec certains économistes, ils disent qu’ils ne sont pas sûrs de comprendre le concept.
Antoine
La macro, c’est noté. Quel est ton point de vue sur la micro ?
Auguste
La courbe d’offre/demande, fondement de la microéconomie, est utile dans les produits à croissance faible ou nulle. Dans le cas du magasin de chaussures ou sur un marché de poissons, elle est très utile. Il est impossible de la tracer quand il y a un fort développement. Elle ne permet pas de comprendre les formidables gains de productivité connus dans le numérique, par exemple la division par un million du prix des microprocesseurs.
Antoine
C’est tant que cela ?
Auguste
Tu as dans la poche un produit qui vaudrait 300 millions d’euros s’il n’y avait pas eu l’effet d’expérience.
Antoine
Je n’y avais jamais pensé. Peux-tu développer ?
Auguste
Je vais t’expliquer mais avant, je vais te parler des contacts que j’ai avec l’école. Depuis que j’ai pris ma retraite, des professeurs soucieux de présenter des cas concrets à leurs élèves, il y en a, m’ont demandé de raconter l’histoire de mon entreprise dans des grandes écoles, dans des classes de fin du secondaire, dans des écoles de formation professionnelle agricole et même dans des écoles Montessori. Cela m’a permis de discuter avec les élèves. Ce qui m’a frappé, c’est qu’ils se plaignent tous de ne pas bien comprendre ce qu’on leur raconte. Enfin, ils ne voient pas l’intérêt pour eux. Comme ils sont malins, ils sont capables, pour avoir de bonnes notes, de dire ce qui plaît aux profs mais ils n’y croient pas ; on est en pleine schizophrénie.
Antoine
Que doit-on faire ?
Auguste
Cela m’a convaincu qu’il faut tout reconstruire à partir de l’entreprise et le premier message à faire passer c’est que l’entreprise est la pierre angulaire de l’économie.
Antoine
Ce n’est pas ce qu’on dit. On dit que l’entreprise sert à faire du profit qui ne profite, c’est le cas de le dire, qu’à une petite minorité. Penses-tu donc que Milton Friedman avec son « le but de l’entreprise est de faire du profit » n’a pas rendu service à son image ni à celle de l’entrepreneur ?
Auguste
Milton Friedman était un très grand économiste, mais c’était aussi un redoutable polémiste et cette phrase sortie de son contexte a fait des dégâts.
Antoine
Que dirais-tu ?
Auguste
Je commencerais par expliquer que l’entreprise n’existe que si elle rend un service. Une vente c’est un produit ou un service qu’un consommateur a librement payé de sa poche parce que cela lui rendait service.
Antoine
Pour toi, l’entreprise, c’est donc à la base un service rendu ?
Auguste
Très exactement. Ce n’est pas facile de faire une vente. Tu ne le sais pas parce que tu as passé ta vie dans la fonction publique et les cabinets ministériels et tu as vécu de l’impôt prélevé par la force sur les citoyens.
Antoine
Tu es vache et c’est réducteur !
Auguste
Ne te culpabilise pas, nos économistes et nos enseignants sont dans ton cas et n’ont que très rarement été en entreprise. Leur paye ne dépend pas de la bonne marche des ventes. Peut-on enseigner le ski sans savoir skier ou la natation sans savoir nager ?
Antoine
Tu y vas un peu fort !
Auguste
Ce n’est pas un reproche aux profs, il en faut absolument, on a un besoin criant que les jeunes Français s’expriment bien, écrivent sans faute d’orthographe et ne soient pas perdus devant les chiffres. Il faut qu’ils connaissent bien l’histoire et la géographie. Mais en ce qui concerne l’économie, il faut réfléchir à deux fois avant de décider qui l’enseigne et comment on l’enseigne.
Antoine
Qui peut alors l’enseigner ?
Auguste
À mon avis, seuls ceux qui ont fait de la vente ou qui ont vécu longtemps en entreprise peuvent le faire : réfléchis bien à cette idée simple : un acte de vente, avec des concurrents en face de soi, quand on y réfléchit, c’est un petit miracle. L’économie s’éprouve comme la musique. Il faut en avoir fait pour comprendre : il faut avoir perdu un gros client et ressenti la douleur, le doute et le vide que cela provoque ; il faut avoir ressenti le plaisir des produits que l’on a conçus et qui fonctionnent.
Antoine
Je vois ce que tu veux dire. La vente oui mais le profit ?
Auguste
Le profit ce n’est pas, comme je l’entends souvent, le résultat d’une « logique ». Le profit ce n’est pas du tout évident dans un univers concurrentiel. Être rentable suppose d’être performant. Si tu n’es pas performant dans un monde concurrentiel, tu peux faire du chiffre mais en perdant de l’argent parce que tes coûts sont trop élevés et ton entreprise ne dure pas.
Antoine
Pour toi, qu’est-ce qui fait qu’on est performant ?
Auguste
Exceller dans son métier. Il faut que l’entreprise excelle dans son métier et ce, sur la durée. Je parle toujours de métier dans mes exposés, jamais de travail.
Antoine
Le métier, pas le travail ! Intéressant !
Auguste
Un métier c’est un ensemble de savoir-faire spécifiques qui sont à la fois techniques et commerciaux, il s’améliore en permanence, se transmet aux jeunes et il est passionnant quand on s’y donne à fond et qu’on est top mondial !
Antoine
Ok ! Exceller dans son métier certes… mais comment ?
Auguste
En pratique, au niveau de l’entreprise, il faut avoir une bonne part de marché, c’est elle qui permet le résultat.
Antoine
Je ne suis pas sûr de comprendre.
Auguste
Il y a un phénomène fondamental dans toute activité humaine, qu’on devrait expliquer dans les écoles, c’est la courbe d’expérience. Les coûts de production baissent avec l’accumulation d’expérience. Il faut raisonner en termes d’expérience pas en termes de production.
Antoine
L’expérience c’est la production qu’on a accumulée depuis le début ?
Auguste
Absolument. Achète huit chaises Ikea. La première tu mettras 20 minutes pour la monter, la seconde tu mettras 15 minutes, la quatrième 12 minutes et la huitième 10 minutes. Plus tu accumules de l’expérience dans le montage, plus tu l’effectueras rapidement. La règle habituelle c’est une baisse de 20 % chaque fois que tu doubles ton expérience, une règle très générale.
Antoine
Je vois : celui qui accumule l’expérience le plus vite a les coûts les plus bas et donc une marge plus élevée. La courbe d’expérience est ce qui explique la marge.
Auguste
Dans le cas de métiers qui croissent très vite, très longtemps, le résultat est vertigineux.
Antoine
C’est le cas des microprocesseurs ?
Auguste
Absolument ! Dans le cas des microprocesseurs, l’expérience de départ a été multipliée par près d’un milliard (50 ans de croissance à 50 % l’an), les coûts baissaient de 25 % à chaque doublement, ils ont été divisés par plus d’un million, ce que je t’expliquais.
Antoine
Tu vas trop vite !
Auguste
Un milliard c’est à peu près 50 doublements et une division par un million à peu près cinquante baisses de 25 %.
Antoine
Pour comprendre, il faut être très fort en maths !
Auguste
Pas du tout, il suffit d’avoir assimilé ce qu’est une multiplication, une fraction et avoir une calculatrice de poche qui calcule les puissances, c’est un jeu d’enfant.
Antoine
Tu parles d’un métier très spécial. Cela ne fonctionne pas pour les autres ?
Auguste
Cela fonctionne partout mais c’est en général moins visible car la croissance des métiers est plus faible que celle des microprocesseurs.
Antoine
Que fait-on quand la croissance est faible ?
Auguste
Il faut regarder comment les prix bougent sur une longue période pour que l’expérience quadruple.
Antoine
Peux-tu me donner un exemple ?
Auguste
Si la croissance est de 7 % l’an, il faut 20 ans pour que l’expérience cumulée quadruple, si la croissance est de 3 % il faut 50 ans. Il faut apprendre à manipuler une calculatrice avec des puissances. Une fois qu’on s’est familiarisé, c’est un jeu d’enfant.
Antoine
La pente ?
Auguste
Si la pente est 80 % ça veut dire une baisse de 20 % par doublement, un quadruplement de l’expérience pour baisser de 36 % (80 % par 80 %).
Antoine
Quelle est la conséquence de tout cela ?
Auguste
Celui qui a la plus forte part de marché est celui qui a les coûts les plus bas.
Antoine
Comme le prix est le même pour tous, c’est celui qui a la plus forte part de marché qui a la plus grosse marge.
Auguste
Une autre façon de présenter les choses et c’est très important de les voir comme cela : la part de marché dans un métier est, quand on y réfléchit bien, le résultat d’un vote. Le profit peut donc être décrit comme la récompense donnée par la collectivité des clients au fournisseur le plus efficace.
Antoine
On est loin de la présentation de Friedman…
Auguste
Comme tu le dis ! J’enchaîne, ce que j’explique dans mes conférences c’est que dans chaque métier il y a beaucoup de monde sur la courbe d’expérience. Pas évident d’arriver le premier en bas ; nos entrepreneurs leaders devraient être admirés comme on admire un champion sportif.
Antoine
Tu es également très loin des idées de Marx qui explique que le profit est le résultat de l’exploitation des employés.
Auguste
L’exploitation a bien sûr existé et existe encore mais si tu traites mal tes collaborateurs, tu perds les bons qui partent chez la concurrence et ton entreprise ne tarde pas à capoter. Mais tu as raison je suis aussi éloigné de Marx que de Friedman. La raison c’est que j’ai compris un concept nouveau : comment évolue l’expérience qu’ont les différents concurrents de leur métier. C’est une idée complètement révolutionnaire ou nouvelle si tu préfères.
Antoine
Sur la manipulation des clients, que réponds-tu ?
Auguste
C’est oublier qu’ils sont intelligents, quand tu as fait de la vente, tu sais qu’on ne les trompe pas longtemps.
Antoine
C’est sûr que pour comprendre cela il faut avoir fait soi-même de la vente.
Auguste
Je continue à broder sur le sujet. Puisque ça a l’air de te plaire ! L’économie est très bien faite : celui qui a le plus de profit est le plus efficace (celui qui a les coûts les plus bas et qui donc utilise le mieux les ressources). C’est aussi celui qui dispose du plus de moyens pour se développer (c’est celui qui a le plus de ressources en fin d’année quand les comptes sont faits).
Antoine
Donc pour toi, c’est le concurrent le plus efficace, qui a le plus de moyens pour investir.
Auguste
Exactement, du coup l’économie concurrentielle assure une allocation optimale des ressources.
Antoine
Je reconnais que ce n’est pas ce type d’argument que j’ai entendu quand j’étais à l’école.
Auguste
Il y a une deuxième idée très forte à avoir bien en tête, en réinvestissant son profit l’entreprise grandit et crée de l’emploi.
Antoine
Le profit est donc ami de l’emploi !
Auguste
Les Allemands ont très bien intégré tout cela grâce à la phrase merveilleuse d’Helmut Schmidt. « Le profit d’aujourd’hui est l’investissement de demain et l’emploi d’après-demain ».
Antoine
La force des belles formules une fois de plus ! Le profit permet de faire grandir l’entreprise ?
Auguste
Et oui s’il est réinvesti.
Antoine
Explique.
Auguste
Il y a une règle intangible c’est le rapport constant entre capital engagé et ventes.
Antoine
Qu’est-ce que c’est le capital engagé ?
Auguste
Je simplifie, c’est tout l’argent investi dans les usines et les stocks. Si tu veux creuser, demande à ChatGPT, il explique très clairement ce qu’est un bilan, les capitaux propres, la dette à long terme, les immobilisations et le fonds de roulement. J’ai rarement vu une explication aussi claire.
Antoine
Merci, j’ai compris.
Auguste
Ce qui suit est aussi important que la courbe d’expérience. Si tu as un restaurant qui fait 250 repas par jour il te faut une salle et une cuisine qui valent, dans une petite ville disons 250 000 euros. Si tu veux faire 500 repas par jour il te faudra le double de la surface et le double de l’investissement. Si tu veux produire et vendre un million de voitures il faut engager une somme de 20 milliards d’euros, si tu veux en faire deux millions, il te faut quarante milliards. Tu peux aller voir le bilan de Toyota, ils font 11 millions de voitures, leurs capitaux engagés sont à 212 milliards. La rotation d’actif ou le rapport entre vente et investissement est une constante
Fin du chapitre 18. La suite, au prochain épisode...
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