Soit la vieille dame de la rue Cambon conserve encore son nom, et il est temps alors de relever les compteurs, d’arrêter le théâtre et les robes d’hermine, de passer du comique de répétition de rapports identiques tous les trois ou cinq ans à des avis qu’enfin, il faudra prendre en compte, soit rebaptisons-la, simplement, Cour des contes, et laissons-nous couler. Tribune de François Lainée, fondateur des Politic Angels, membre de Contribuables Associés.
Voilà, un quinquennat commence et, comme il faut être sérieux avec les comptes publics, on fait faire un audit. L’auditeur, sans le moindre doute, est cette vénérable institution répondant au nom officiel de Cour des Comptes.
Des fonctionnaires rompus à l’exercice de lecture des comptes publics en tout genre, ceux des collectivités ou des ministères, des agences publiques (plus de 1 200 en France !) , des entreprises publiques comme la SNCF, des politiques publiques comme celles du logement ou de la lutte contre le chômage. Bref, la Cour des comptes, c’est LA référence pour juger si une chose publique est bien gérée ou non.
C’est une institution abritant environ 735 magistrats, au budget de fonctionnement annuel d’environ 200 millions d’euros. Jusqu’ici tout va bien, ou disons rien ne va mal.
Première petite question de citoyen curieux, cependant : le recrutement. Il est quasiment exclusivement fait chez les énarques, pour qui la sortie de l’ENA dans la Cour des comptes est une belle performance, un peu après toutefois l’Inspection générale des Finances.
Ce serait une bonne idée d’amener à la Cour des comptes des gestionnaires venus du privé
Pourquoi petite question ? Parce qu’en termes de diversité culturelle on n’y est pas vraiment. Au moment où le pouvoir semble vouloir donner au pays la chance d’être mieux représenté dans les lieux influents, ce serait une bonne idée d’amener à la Cour des comptes des gestionnaires venus du privé, ayant vécu des transformations d’organisation qui jouaient leur survie.
Mais que font en pratique ces magistrats galonnés ? Des rapports…. Des synthèses d’analyses brillantes et fouillées, Des rapports qui, ce n’est pas rien, contiennent des points de vue louangeurs ou critiques qui sont rendus publics. Une transparence d’avant garde, qui honore l’institution, même si en pratique ces rapports ne sont lus que par quelques happy few.
Mais, comme dans presque toutes les institutions de contrôle, les avis et recommandations sont juste indicatifs. Ils ne s’imposent pas aux entités évaluées, et sont en fait souvent suivis de peu d’effets.
Innovation toutefois, depuis quelques années, les rapports font l’objet d’un suivi d’évaluation, histoire de vérifier si certaines choses se sont améliorées. Le nouveau président semble avoir fait de cette approche un modèle qu’il souhaiterait voir le Parlement adopter. Moins légiférer pour plus évaluer. Belle idée, certainement, mais il va certainement falloir former ces nouveaux députés aux pratiques complexes de l’évaluation des choses publiques, où la rentabilité ne peut être l’alpha et l’omega de la performance.
Alors, peut on compter sur la Cour des comptes pour être les formateurs à ce bel objectif ?
Hélas ma modeste expérience directe avec cette institution me fait craindre que non. Car sous les apparences du contrôle détaillé il y a comme partout dans l’administration le principe premier du « surtout pas de vagues » et celui du « temps long, laissé aux traditions ». En voici deux exemples, assez hallucinants, tout de mon cru :
- « Les données diraient la vérité, comment ne pas les montrer ? »
Cette approche bien triste m’a été révélée lors d’échanges avec des magistrats de l’institution, à l’occasion d’une étude il y a quelques années sur les politiques d’aide aux jeunes pousses.
Les jeunes pousses, ou start up, ce sont ces nouvelles entreprises innovantes, souvent numériques, qui font rêver les politiciens car elles peuvent créer des emplois indispensables pour résoudre le problème du chômage.
Alors d’innombrables dispositifs se sont créés pour leur faciliter tout. Pépinières, incubateurs, exonérations de taxes, prêts d’honneur ou à taux zéro… Beaucoup de ces politiques ont un coût public, et le gouvernement souhaitait savoir lesquelles étaient vraiment utiles. Voilà la Cour des comptes naturellement mandatée pour cette mission croustillante…
Et complexe, car les entreprises naissantes sont un peu des OVNIs abstraits pour les hauts magistrats de la rue Cambon. Aussi décident ils sagement de s’entourer d’un aréopage d’entrepreneurs et experts du domaine pour les accompagner pendant l’audit. L’un d’eux me contacte, avant le premier conseil, à l’écoute d’idées nouvelles.
Je lui en suggère deux : (i) ne pas se limiter à interviewer des dirigeants des organismes publics d’aides, mais aussi des entrepreneurs, qui ont reçu des aides ou à qui on les a refusées, pour comprendre le point de vue du terrain sur ces aides et leurs modalités et (ii) quantifier les performances des organismes, en regardant le devenir moyen terme des sociétés aidées.
N’oublions pas le premier principe de l’administration : surtout pas de vagues
La seconde idée fait mouche, et me voilà, deux semaines plus tard, dans les bureaux de la Cour, avec un industriel fournisseur de données pertinentes, pour détailler l’approche au magistrat chef de mission et à son adjoint. Ils sont perplexes, et souhaitent savoir comment on peut mesurer cette performance concrètement. Très simple, leur disons nous ; demandez aux organismes que vous allez voir de vous donner la liste des sociétés qu’ils ont aidées il y a trois à cinq ans, ainsi que les sommes allouées. Nous allons ensuite, grâce à nos bases de données, regarder si ces sociétés existent encore, et si elles ont créé des emplois. Et nous vous fournirons ainsi, pour chaque organisme, une mesure des emplois créés par rapport à l’argent investi. Une mesure au fond très simple de performance.
Les magistrats sont vifs, ils ont tout de suite compris, et une question fuse. Oui, mais les organismes en question ne sont tout de même pas seuls à influencer le devenir des entreprises. C’est juste, répondons-nous, mais choisir d’aider des entreprises qui vont trouver d’autres appuis par ailleurs, ou non, cela fait partie du talent de sélection des sociétés aidées, et d’ailleurs les investisseurs en capital risque, qui apportent des sommes importantes aux entreprises en développement, ne sont pas non plus les seuls à permettre le développement de l’entreprise, mais on ne leur accorde pas cette excuse pour justifier leurs éventuelles erreurs.
Les magistrats sont maintenant convaincus que ces mesures sont possibles, et qu’elles peuvent être pertinentes. Mais elles sont très nouvelles, et risquent de parler très clair. Le risque de vagues commence à apparaître. Et un doute avec lui : nous sommes au mois de mai, il faut rendre le rapport final en août, avec un pré rapport en juillet. Est-ce compatible avec ces prouesses de calcul ? Sans problème, répondons nous, si nous disposons des données des sociétés en juin.
Car il faut une semaine maximum pour transformer la liste des entreprises aidées en indice de développement, c’est la magie de la donnée bien qualifiée. Nous ajoutons, pour éliminer les derniers soucis éventuels, que nous sommes prêts à faire ce travail gratuitement, parce que nous croyons que le pays en bénéficiera, si le volume d’entreprises n’est pas déraisonnable.
Alors nos magistrats sont face à l’inconnu. Terra incognita ; une analyses inattendue, originale, pertinente, et potentiellement très contributrice une réponse claire à la mission. La faire, ce serait incroyable d’intelligence et d’audace, mais l’avoir découverte, n’est ce pas déjà un grand pas en avant ?
C’est la question du chef de mission, qui me dit « Oui, oui. C’est très clair. Et je me demande si… Nous devrons faire l’analyse, peut être sur trois quatre centres, ou recommander dans notre rapport que cette analyse soit faite ? ». Une bonne odeur de patate chaude se répand dans le bureau. « Bien sûr, je comprends », dis-je avant d’ajouter, « Et, si quelqu’un devait le faire, qui cela pourrait il être ? Par exemple, tel service du ministère de l’Industrie ?».
Ce service, en charge d’études diverses, est effectivement le mieux placé au sein du ministère pour conduire de telles analyses. Mais j’ai déjà eu l’occasion de suggérer à de ces dirigeants de s’emparer des ces approches analytiques pour développer des outils pour le terrain. « Pas notre rôle », m’a-t-il répondu, « il ne faut pas empiéter sur les domaines des autres services ». C’est certain, surtout si personne ne fait rien et qu’une idée innovante, pertinente à développer en central pour tous les territoires, apparaît.
L’entretien se termine. L’écoute a été forte, les analyses ne seront pas faites, elles ne l’ont toujours pas été, des années plus tard
Il vaut mieux espérer que les territoires s’en emparent tout seuls. Avec un déficit public à plus de 3% du PIB par an et des millions de chômeurs, attendons encore un peu. Mais n’oublions pas le premier principe de l’administration : surtout pas de vagues. Et revenons rue Cambon, dans ce bureau de la Cour des comptes.
« Exactement ! », me répond le chef de mission, « Eux par exemple ». « Eh bien non », confirmais-je, « pour diverses raisons ils ne feront rien de votre recommandation… Alors, vous qui avez en main, maintenant, la chance de changer les façons d’analyser et de donner des résultats vraiment nouveaux et pertinents ».
L’entretien se termine. L’écoute a été forte, les analyses ne seront pas faites, elles ne l’ont toujours pas été, des années plus tard. Mais certainement une nouvelle étude sur l’efficacité de l’aide publique aux jeunes pousses, (une vraie question sans doute pour le gouvernement Macron, qui croit aux jeunes pousses mais n’a déjà plus de sous), sera confiée bientôt à … la Cour des cComptes , ! Who else ?
- « Francéclat, un petit bijou qui aveugle la Cour ? »
Francéclat ! Joli nom pour… une agence d’Etat, régulièrement auditée par la Cour des comptes (dixit son site web), qui travaille pour l’industrie des bijoux et des arts de la table en France, en collectant une taxe spécifique et en utilisant cet argent pour prendre des initiatives publiques qui aident la profession dans son ensemble. Un organisme basé dans le très chic 8ème arrondissement.
Il faut être là de 9h à 12h, et de 14h à 16h30
Ce dont il est question ici, ce n’est pas de savoir si ce comité doublonne ou non avec les syndicats professionnels de ces secteurs, c’est plutôt du rythme de vie que les règlements internes y mettent.
Des cadres, jusqu’à un niveau très élevé dans l’organisation, ont une stricte obligation d’horaires de travail quotidien. Il faut être là de 9h à 12h, et de 14h à 16h30 (une façon exemplaire de sortir des 35h, quoiqu’il ne soit sans doute pas interdit de faire plus).…
Une clause que je n’ai jamais vue dans mes contrats mais, il est vrai, je ne suis pas un joyau drille. La Cour des comptes, qui pointe régulièrement l’absentéisme ou les taux de jours maladie dans les administrations n’a sans doute pas encore ouvert le sujet des horaires de travail dans ses audits régulier de Francéclat… Monsieur le ministre, de grâce, vite, donnez à la Cour une nouvelle occasion de briller dans les bijoux. La France en a besoin…
Alors oui, le temps est venu de choisir.
Soit la vieille dame de la rue Cambon conserve encore son nom, et il est temps alors de relever les compteurs, d’arrêter le théâtre et les robes d’hermine, de passer du comique de répétition de rapports identiques tous les trois ou cinq ans à des avis qu’enfin, il faudra prendre en compte, à des comptes rendus par les choses contrôlées, tous les ans, des améliorations, en y conditionnant une partie du budget de la chose contrôlée et des primes des juges de la Cour elle-même.
Soit rebaptisons-la, simplement, Cour des contes, et laissons-nous couler.
François Lainée, fondateur des Politic Angels, membre de Contribuables Associés