L'entretien de l'été 4/4 : Lisa Kamen-Hirsig, l'école en péril

Écrit par Contribuables Associés
L'entretien de l'été 4/4 : Lisa Kamen-Hirsig, l'école en péril Lisa Kamen-Hirsig

L'école en péril 

Nous diffusons cet été des entretiens que nous avons eus avec des personnalités au cours de ces deux dernières années. Cet interview est extrait des "Grands entretiens. Livre d'or 2022 - 2024" de Contribuables Associés.

Lisa Kamen-Hirsig est enseignante depuis 2004 et chroniqueuse dans de nombreux médias. Elle est l’auteur de La Grande Garderie (Albin Michel). Elle y révèle comment nos enfants sont sacrifiés par une institution toute-puissante, gangrenée par le gauchisme et l'égalitarisme. Elle présente une vision critique de la machinerie éducative française qui impose des objectifs politiques ou moraux au lieu de se concentrer sur les savoirs élémentaires.

Lisa Kamen-Hirsig, quelle est la déficience première de notre politique d’éducation ?

Le véritable problème, c’est évidemment la baisse du niveau. Mais en France, celle-ci s’accompagne d’une très grande reproduction des inégalités. Cela dit, cette baisse du niveau est constatable à peu près dans tous les pays européens. Si vous écoutez des Allemands parler de leurs enfants, ils vont vous dire qu’ils ne savent plus les déclinaisons, qu’ils ne savent plus compter. Finalement, la baisse du niveau est peut-être aussi liée à d’autres choses, comme l’utilisation du numérique ou toute culture de société qui prive ses enfants de l’héritage qui leur est dû. Mais le problème de la France, en particulier, c’est la reproduction des inégalités, alors même que l’État nous dit exactement le contraire. Le mensonge, les deux gros mensonges étatiques en France, de mon point de vue, sont de dire, d’une part, que l’école est gratuite, alors que bien évidemment elle n’est pas gratuite puisque les contribuables la payent, et d’autre part, qu’elle est égalitaire. On parle à son sujet d’ascenseur social, de diversité à l’école, de mélanger des classes sociales, les milieux, les origines ethniques, etc. Or c’est tout à fait faux et ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’OCDE qui pointe du doigt les inégalités sociales qui sont beaucoup plus reproduites en France que dans d’autres pays. On dépense des sommes folles pour obtenir le résultat inverse de celui recherché et moins ça fonctionne, plus on insiste.

Quels enseignements tirer des classements internationaux comme PISA ou TIMSS ?

Aujourd’hui, si on prend le classement TIMSS, qui étudie les résultats de mathématiques et de sciences, il y a 20% des élèves de CM1 en France qui atteignent ce qu’on appelle un très bon niveau. C’est inférieur à peu près à tous les autres pays d’Europe. Avoir un « très bon niveau », c’est connaître ses tables de multiplication et être capable de décomposer un nombre de manière additive et de manière multiplicative. Ce sont des choses qui sont très basiques en réalité. Et ce « très bon niveau », aujourd’hui, n’est atteint que par 20 % des élèves. En réalité, plus d’un quart des élèves ne maîtrise pas la lecture à l’entrée en sixième. C’est tout de même très fâcheux puisqu’à l’entrée au collège, on est censé pouvoir s’intéresser à autre chose qu’à l’apprentissage de la lecture. On est censé pouvoir lire des grands textes, résoudre des problèmes, faire des exposés, étudier l’histoire, la géographie… 

Quelles sont les bonnes pratiques à l’étranger ? 

Les pays dans lesquels le système éducatif est reconnu comme bon sont des pays dans lesquels il est très décentralisé comme en Allemagne, en Finlande, en Estonie, ou encore en Suisse. Ce sont des pays dans lesquels les enseignants ne sont pas fonctionnaires, ou alors pas tout de suite. En Allemagne par exemple, les gens entrent dans l’éducation nationale en tant qu’enseignant dans des écoles publiques mais avec un contrat de droit privé pour commencer et une période d’essai et ils ne sont « titularisés » qu’après trois ou quatre ans. En Suisse, le statut de fonctionnaire n’existe plus depuis l’an 2000, donc il n’y a pas de fonctionnaires mais des gens qui rentrent au service de l’État ou au service plutôt des cantons, puisque la Suisse est un pays très décentralisé. C’est la subsidiarité qui commande l’État. Les enseignants ne peuvent pas être fonctionnaires parce que les Suisses ont voté pour l’abolition du statut de fonctionnaire il y a 23 ans et cela fonctionne parfaitement bien. La Suisse n’est pas un pays qui souhaite que tout le monde passe un bac et que tout le monde aille à l’université. Je pense que cela réussit bien parce que l’objectif des Suisses, c’est que tout le monde ait un métier, soit en activité à partir d’un certain âge. C’est un pays dans lequel il n’y a quasiment pas de chômage. Il y a un ministre de l’Éducation nationale mais ses pouvoirs sont limités à une politique générale. Ce n’est pas lui qui va élaborer des programmes et dire, comme notre ministre Pap Ndiaye qu’il faut faire des dictées tous les jours. Si vous faîtes cela en Suisse, en Estonie ou en Finlande, les gens rient !

En France, on a 880 000 enseignants, en Allemagne, 725 000, alors que c’est un pays qui est bien plus peuplé que le nôtre. Et même s’ils ne font pas beaucoup d’enfants, je doute fortement qu’il y ait moins d’élèves en Allemagne qu’en France. Il y a énormément d’enseignants en France, mais plusieurs dizaines de milliers d’entre eux qu’on paye ne sont pas devant les élèves parce que détachés dans des associations ou des syndicats, sans parler des enseignants en arrêt-maladie et les postes administratifs. Et il y a un certain nombre de gaspillages. Vous avez peut-être entendu parler de ce lycée, en banlieue parisienne, qui a été épinglé par les médias car les élèves y avaient froid. Il faisait quelque chose comme treize degrés dans les classes. Les élèves révisaient en mitaines et en plus, ils éclairaient leurs cours avec leur téléphone portable alors même qu’on leur interdit d’avoir des téléphones portables à l’école. Ce lycée est doté d’un budget de maintenance, de nettoyage, de réparation et comme tous les autres budgets, comme tous les autres lycées d’Île-de-France, soit 450 établissements. Au lieu de donner l’argent directement à un proviseur qui sait que la vitre est cassée, qu’il faut la réparer tout de suite parce que sinon, les enfants ont froid, que la chaudière a du mal à fonctionner, il faut la réparer tout de suite parce qu’on est au mois de novembre et qu’il va faire froid. Mais on préfère demander à des gens de la Région de s’occuper du lycée, mais aussi des 449 autres : cela ne peut pas fonctionner. Les travaux ne sont pas faits ou faits très tardivement et à des prix qui sont forcément plus importants puisque tout est question de marchés publics. Ce n’est pas un secret, ce ne sont pas forcément les prix les plus intéressants qui sont choisis. 

Les politiques conservent encore la main sur la définition des programmes. C’est une incongruité française. Vous-même, appliquez-vous le programme dans votre quotidien d’institutrice ? 

J’ai un rapport très personnel avec le programme. J’ai décidé que je n’en tiendrai plus compte, assez vite, après deux ou trois ans d’enseignement. De toute façon, cela change tout le temps ! Ils ne savent pas ce qu’ils veulent pour les enfants. Je pense que l’on peut très bien prendre les programmes de 1920 et s’en sortir parfaitement. Le problème, c’est que ces gens-là parlent de décentralisation en permanence parce qu’ils voient bien qu’il y a un problème quand même. Cela fait des années que les parents, les hommes politiques, les ministres disent qu’il faut libérer les énergies, libérer les projets, qu’il faut décentraliser et laisser plus d’autonomie aux gens… L’idée qu’une seule institution centralisée puisse satisfaire tous les enfants et toutes les familles est en elle-même délirante. Le monopole n’est jamais bon et quel que soit le domaine. Les jésuites disent que l’éducation est faite pour pousser chacun d’entre nous à l’excellence. Comment voulez-vous qu’une seule institution sache ce qui est bon pour chacun des enfants ? Ce n’est pas possible. Il faut laisser les initiatives privées se réaliser. Les ministres successifs peuvent gesticuler autant qu’ils le souhaitent. Ce qu’il se passe, c’est que les gens reprennent le pouvoir, et ceux qui n’ont pas de moyens financiers pour payer des écoles hors contrat, trouvent des mécènes. Je connais des écoles hors contrat, qui fonctionnent très bien en ne demandant aux parents que 50 euros par mois ou par trimestre. Mais cela fait évidemment très plaisir à tous les détracteurs de l’école privée de dire qu’elle est réservée aux riches, alors que ce n’est plus vrai. L’école privée s’adresse à tous aujourd’hui et c’est normal parce que les parents veulent sauver leurs enfants. Vous ne les laissez pas entre les mains de fous qui leur enseignent le jardin citoyen et les dangers d’Internet au lieu de leur apprendre à lire et à écrire. 

Pourquoi certains ont-ils décidé qu’il fallait changer complètement la façon d’apprendre ?

Ces idées doivent avoir une cinquantaine d’années. C’est l’idée de que la société bourgeoise doit être combattue en priorité à l’école et que pour la combattre, il faut faire en sorte que les savoirs dits bourgeois ou vus comme bourgeois soient détruits : l’orthographe, la grammaire, le latin, la maîtrise des mathématiques à l’ancienne, c’est-à-dire l’arithmétique, la géométrie, le calcul… Cela correspond à l’époque où on met en place les mathématiques modernes pour disqualifier les parents qui peuvent aider leurs enfants. Les seuls qui se sont retrouvés disqualifiés ce sont les enfants des classes les plus modestes, parce que les parents qui avaient les moyens ont pris quelqu’un pour les faire travailler ou leur ont acheté des manuels. Les décideurs ont donc obtenu l’effet exactement inverse. C’est du maoïsme : c’est vraiment la politique de la table rase. L’objectif est de détruire les mots, détruire ce qui est vu comme bourgeois, dont tous les savoirs comme l’histoire de France, avec ses rois, avec ses ces événements, ses guerres, ses batailles. On enseigne maintenant l’histoire des mentalités, l’histoire des femmes, l’histoire des enfants. Vous prenez n’importe quel manuel aujourd’hui, les thématiques sont très rarement chronologiques et cela commence systématiquement par l’histoire des femmes dans la Révolution, l’histoire des enfants au XIXᵉ siècle. C’est un siècle où il y a eu des centaines d’inventions, y compris françaises. Il y aurait donc de quoi pavoiser et rendre fiers nos enfants. Mais non, on leur fait étudier l’histoire des pauvres enfants dans les mines exploitées par d’horribles capitalistes. Les programmes de l’Éducation nationale sont orientés ainsi depuis une cinquantaine d’années. Et le problème, c’est que la génération d’enseignants qui est actuellement en poste a elle-même été enseignée comme ça.

Qui sont les responsables de ces réformes ? 

Ce sont des ministres qui sont inspirés ou conseillés par des mandarins (pédagogues, philosophes, écrivains). Celui qui a eu énormément d’influence récemment c’est Philippe Meirieu qui est favorable à ce qu’on appelle la déconstruction des savoirs, que j’appelle la destruction des savoirs. Ce sont des gens qui sont obsédés par l’égalité, l’égalitarisme, c’est-à-dire qu’il faut détruire les élites par souci de ne pas faire du mal à des gens qui réussiraient moins bien. 

Qui de l’inadéquation des élèves au marché du travail ?

On se félicite qu’il y ait 90 % de réussite au bac sans se poser la question de la raison pour laquelle on se retrouve un tel taux. Cet idéalisme est un délire très français qui consiste à dire qu’il faudrait que tout le monde devienne universitaire, que tout le monde puisse avoir un métier intellectuel. Dans d’autres pays on continue de valoriser des filières d’apprentissage, des filières professionnelles. C’est aussi une des raisons pour lesquelles l’éducation en Suisse coûte un petit peu moins cher. À partir d’un certain âge, quinze-seize ans, énormément de jeunes gens sortent de l’école pour entrer dans des filières d’apprentissage financées par les entreprises. En France, on s’est bien rendu compte que c’est ce qu’il faut faire. On a tout de même 150 000 élèves qui sortent chaque année sans rien, qui n’ont pas de diplômes, qui ne sont pas en formation et qui ne sont plus à l’école. Sur ces 150 000, il y a deux tiers de garçons. Imaginez les dégâts car ces jeunes gens sont très difficiles à rattraper ensuite.

En quoi le déclin de notre système éducatif est-il révélateur ? 

Charles Péguy dit qu’un pays qui ne s’enseigne plus est un pays qui ne s’aime pas. Cela semble logique quand on aime ses enfants, quand on se projette ou quand on les projette dans le cadre du pays dans lequel on est né soi-même, on leur souhaite le meilleur et de les faire hériter de ce dont on a hérité nous-même. Or, ce n’est plus ce qui se produit. Je généralise car il y a plein d’initiatives privées qui naissent aujourd’hui. Les parents agissent pour que leurs enfants s’en sortent. Ils mettent en place des systèmes alternatifs, ils créent des écoles hors contrat, ils enseignent à la maison, même si aujourd’hui c’est difficile puisque cela a été interdit. Il faut vraiment que votre enfant soit polyhandicapé ou harcelé au dernier degré pour avoir le droit de faire l’instruction en famille. Beaucoup de recours ont été déposés. Et il y a des familles qui gagnent contre l’État parce que, quand même, ils sont allés un peu loin. Beaucoup de parents offrent à leurs enfants des cours de rattrapage, des cours par correspondance. Il y a une forme d’injustice parce que, par exemple, les cours de rattrapage en France sont défiscalisés alors que l’instruction en famille ne conduit pas à un remboursement de que ce vous payez pour les écoles publiques et quand vous mettez vos enfants dans une école hors contrat ou le privé sous contrat, on ne vous rend pas l’argent que vous avez déboursé. Il y a vraiment deux poids deux mesures. 

Ces ministres et les gens qui ont les mêmes thèses qu’eux devraient être sanctionnés. Il n’y a pas de remise en question, et pire que cela, on a même l’impression qu’ils essaient de taper sur le privé et qu’un certain nombre d’initiatives dont vous parlez sont cassées dans l’œuf.

Le péché originel français, c’est l’envie et la jalousie. Quand vous voyez que l’autre fait mieux que vous avec moins de moyens, au lieu d’admettre qu’il faut regarder ces procédés et comment les copier, finalement on préfère le détruire. C’est très humain, psychologiquement cela s’explique très bien. La sanction devrait venir des électeurs. C’est ce qui est mystérieux. Comment se fait-il que des gens qui sont soumis à ces lois continuent de voter pour des hommes politiques qui ont démontré plus d’une fois qu’ils étaient incapables de résoudre ces problèmes ? Je pense qu’il y a énormément de fonctionnaires en France qui votent. Ce sont des gens qui sont très actifs politiquement, qui sont syndiqués et cela génère du clientélisme : plus on crée de fonctionnaires, plus on est sûr de rester au pouvoir et de ne pas être obligé de changer les choses. Il y a aussi beaucoup de gens qui ne votent plus parce qu’ils sont désespérés. Ils agissent par ailleurs, dans des associations, en créant des écoles, en faisant autrement. Ce que je reproche à mes collègues, c’est de ne pas défendre une ligne morale. Je pense que dans ce métier, il faut avoir une ossature morale. Il faut savoir défendre son point de vue, avoir des arguments. Je pense que si j’étais ministre de l’Éducation demain, la première chose que je ferais, ce serait de réformer la formation des enseignants et de permettre la formation des enseignants par des instituts libres privés. Cela existe déjà, il y a l’Institut libre de formation des maîtres et l’École professorale de Paris, qui font très bien leur travail. Je pense que les enseignants se plaignent eux-mêmes de leur formation. Ils commencent à dire qu’ils voudraient qu’on leur apprenne à enseigner la division, l’histoire, l’accord du participe passé, parce que quand ils arrivent devant une classe, ils ne savent pas comment faire. En revanche, on connaît tout des jardins citoyens ou des dangers d’Internet. Mais les élèves s’en fichent des dangers d’Internet et des jardins citoyens. Ce qu’ils veulent, c’est apprendre à lire, à écrire, raconter. Ce qui les passionne, c’est l’histoire, c’est la beauté de l’art, c’est la musique... 

Propos recueillis par Charles Thimon, le 23 janvier 2023

Publié le jeudi, 27 juin 2024

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